22 mars 2015

Depuis le génocide de 1915, « le nettoyage religieux n’a pas cessé »

Cette année, on commémore les 100 ans du génocide des chrétiens par l’Empire ottoman. Aujourd’hui encore, le gouvernement turc nie le génocide et discrimine les survivants. Dans cette interview, John Eibner (membre de la direction CSI) fait le lien entre le génocide de 1915 et la situation actuelle en se concentrant sur les conséquences religieuses du génocide.

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CSI: Le 24 avril 2015 est la journée choisie pour rappeler les 100 ans du génocide des chrétiens par l’Empire ottoman. À cette occasion, on estime à plus d’un million le nombre de chrétiens qui ont été tués. Est-ce que l’ampleur de cette catastrophe était prévisible? 

John Eibner: Il existait de nombreux signes précurseurs qui laissaient entrevoir un danger pour les minorités chrétiennes. Le massacre de chrétiens est une longue tradition dans l’Empire ottoman et il y a eu plusieurs exemples antérieurs qui ont fait des milliers de morts dans les Balkans, en Syrie et au Liban. En 1915, les Ottomans craignaient que les Arméniens et quelques autres ethnies à majorité chrétienne coopèrent avec l’ennemi russe et sapent l’Empire qui se trouvait déjà en plein déclin. 

Quelles ont été les conséquences du génocide? 

La plus grave conséquence est certainement qu’aujourd’hui, moins d’un pour cent de la population turque est chrétienne, alors qu’avant le génocide, il y avait 20 à 30 % de chrétiens. Le nombre de chrétiens a également diminué dans d’autres régions de l’ancien Empire ottoman, mais de façon plus insidieuse. 

Certains affirment que le génocide commencé en 1915 ne s’est jamais terminé. 

Au-delà de la Turquie, au cours des cent dernières années, une pression a toujours été mise sur les chrétiens du Moyen-Orient pour les inciter à quitter leur religion. Je ne sais pas si l’on peut parler de génocide, mais le fait est que le nettoyage religieux visant les chrétiens n’a jamais arrêté, même s’il est moins virulent qu’en 1915. Par contre, dans d’autres régions de l’ancien Empire ottoman, le nettoyage religieux s’est nettement accéléré, notamment dans une grande partie de l’Irak et de la Syrie. 
Dans les périodes où la violence était la plus marquée, l’exode des chrétiens a augmenté massivement. Ainsi, dans les années 1980, beaucoup de chrétiens qui étaient restés en Turquie ont quitté le pays lors de la guerre civile entre le gouvernement et les rebelles kurdes du PKK. Les chrétiens n’étaient pas la cible de la violence, mais ils se trouvaient souvent entre deux feux. Leur vie devenait insupportable, puisque ni le gouvernement ni les Kurdes n’avaient un quelconque intérêt à les protéger. 

Les chrétiens restés en Turquie ont-ils un avenir? 

Cette petite communauté est très menacée, cela simplement si l’on considère leur nombre extrêmement faible. Si la politique turque reste stable, il est possible que ce petit résidu survive. Mais en cas d’instabilité ou de débordement des conflits syrien ou irakien, ils seraient obligés de quitter le pays. 

En Turquie bien plus qu’en Syrie ou en Irak, la discrimination des chrétiens semble provenir du gouvernement. 

En effet, le gouvernement turc crée un climat hostile aux chrétiens. Dans la jeune République, ce climat était marqué par un nationalisme extrémiste. Or ce nationalisme nuit aux chrétiens en ce que la plupart d’entre eux appartiennent à des minorités ethniques comme les Arméniens, les Assyriens ou les Grecs. Sous la présidence d’Erdoğan, l’islamisme a remplacé le nationalisme turc. Celui qui n’est pas musulman est considéré comme un étranger. 

En Syrie, le régime d’Assad semble être plus ouvert aux minorités religieuses, parce que la famille du dirigeant appartient elle-même à une minorité religieuse, les alaouites, qui jouent un rôle-clé dans le gouvernement. Le régime ne fonde donc pas son pouvoir sur l’islam, mais sur le nationalisme arabe. La plupart des chrétiens ont réussi à s’adapter et ils adoptent une identité arabe, même s’ils ne sont souvent pas Arabes. Ils s’accommodent du nationalisme syro-arabe en protégeant leur identité chrétienne. 

En Irak, on a constaté des choses semblables sous le régime Baath, qui était aussi fondé sur le nationalisme arabe. 

Cette année, les chrétiens turcs de la diaspora ont augmenté la pression exercée sur la Turquie pour que cette dernière reconnaisse le génocide de 1915. CSI se joint à eux. Qu’est-ce que cette reconnaissance changerait? 

Je pense que cela ne changerait pas grand-chose dans l’immédiat. Mais si la Turquie continue à nier ce génocide alors qu’elle est née à la suite de cette horreur, elle ne pourra jamais devenir une démocratie stable où tous les citoyens auront les mêmes droits et sentiront qu’ils font partie intégrante de la société. Le président Erdoğan prétend que des musulmans sont incapables de commettre un génocide. Une telle affirmation sous-entend que les chrétiens ne sont pas reconnus comme des citoyens égaux en ce qu’ils sont présentés comme des conspirateurs: s’ils ont été tués, c’est de leur faute. Le gouvernement attise ainsi la haine contre les chrétiens qui sont des «traîtres à la patrie». 
Reconnaître le génocide est dans l’intérêt de la Turquie si elle veut être intégrée à l’Europe. L’Allemagne a reconnu le génocide de la Seconde Guerre mondiale (l’Holocauste) et a pu aborder le sujet avec Israël et les survivants juifs. Cela devrait servir d’exemple à la Turquie. 

Concernant le rôle des grandes puissances: elles n’ont pas empêché le génocide en 1915. 

À l’époque, les grandes puissances n’étaient pas très intéressées par cela. Celles qui avaient la plus grande influence sur l’Empire ottoman étaient l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie, mais elles ne voulaient pas se mêler de la politique intérieure de leur allié. Si l’Empire ottoman avait été vaincu plus tôt, le génocide aurait pu être arrêté. À la fin de la Première Guerre mondiale, les plus grands massacres sont terminés et les puissances victorieuses (la Grande-Bretagne, la France et les États-Unis) ne peuvent plus intervenir avec des troupes pour stopper le processus. 

Quelle est la situation actuelle? L’Occident pourrait-il faire cesser le nettoyage religieux? 

À l’inverse de 1915, ce qui se passe actuellement en Syrie et en Irak ne répond pas à une volonté étatique. La destruction de la communauté chrétienne n’a été planifiée ni par le gouvernement syrien, ni par le gouvernement irakien. Cette différence est essentielle. Aujourd’hui, des groupes terroristes mettent les chrétiens et d’autres minorités religieuses sous pression afin qu’ils quittent le pays. Le chaos et la guerre règnent, mais il ne s’agit pas au premier chef d’une guerre menée par des États. L’Occident pourrait donc faire cesser le nettoyage religieux de manière bien plus simple qu’à l’époque de la Première ou de la Seconde Guerre mondiale: l’Occident a de l’influence sur les puissances qui sont derrière le nettoyage religieux au Moyen-Orient. 

Comment l’Occident pourrait-il stopper le nettoyage religieux? 

Washington, Londres, Berlin et Paris devraient commencer par abandonner tout soutien des groupes politiques et des États qui prônent la haine, le fanatisme et la discrimination des non-musulmans en diffusant l’idéologie djihadiste. L’Occident devrait coopérer avec la Russie et la Chine pour faire ensemble pression sur les parrains des groupes djihadistes, à savoir l’Arabie saoudite, le Qatar et la Turquie. On pourrait ainsi éviter que ces djihadistes continuent à obtenir des armes et de l’argent. 
L’Occident a les moyens et la puissance d’intervenir pour établir l’ordre dans la région. Si l’ordre règne, le nettoyage religieux ne sera peut-être pas complètement arrêté, mais il sera certainement enrayé. Il est vrai que les États-Unis semblent de plus en plus près d’intervenir militairement au Moyen-Orient, peut-être par l’entremise de leurs alliés. Mais les États-Unis ne sont pas prêts à instaurer et à maintenir un régime politique garantissant la sécurité à la population civile de la région. Washington s’engage au Moyen-Orient pour protéger ses intérêts stratégiques et économiques essentiels et non pour protéger du nettoyage religieux les minorités. Bien sûr, les interventions sont tout de même souvent accompagnées par de belles paroles sur la démocratie et les droits de l’homme. 

L’État islamique (EI) n’est-il pas une démonstration éloquente des dangers de l’islam radical? 

L’Occident est depuis longtemps conscient du danger de l’islam radical. Il connaît la force politique et le potentiel de ce dernier. Il les connaît même si bien qu’il les utilise pour ses propres objectifs stratégiques, que ce soit en Afghanistan ou maintenant dans la guerre en Syrie pour renverser Assad, par exemple. Actuellement, l’Occident tente de contenir l’EI dans des limites raisonnables et peut-être de provoquer un changement de pouvoir en son sein, afin qu’aucun intérêt occidental ne soit menacé. 

À long terme, le Kurdistan irakien peut-il être un lieu de refuge pour les minorités religieuses? 

Pour l’instant, les chrétiens et les yézidis ne sont pas importunés au Kurdistan. Mais le Kurdistan n’est pas le lieu où toutes les minorités religieuses peuvent vivre dans la paix et la quiétude. Kurdistan signifie «Pays des Kurdes» et non «Pays des Assyriens» ou «Pays des yézidis». 

Un retour est-il possible? 

Il est possible que l’EI soit repoussé et que les minorités religieuses puissent rentrer dans leurs maisons (détruites) occupées par l’EI. Peut-être aujourd’hui, la semaine prochaine ou l’année prochaine. Mais pour rester dans cette région, elles ont besoin d’entrevoir un avenir. Peuvent-elles encore espérer? 

Il est préoccupant de voir que les États-Unis ne veulent pas envoyer de soldats et se contentent de former une «armée musulmane modérée», comme ils la nomment. En fait, ils forment ainsi des «djihadistes modernes». En effet, selon le vocabulaire politique des États-Unis, le terme «modéré» n’implique pas du tout la tolérance religieuse. Il signifie simplement qu’il s’agit d’acteurs qui ne devraient pas gêner les intérêts occidentaux! Par contre, cette armée fera progresser l’islam et introduira les lois islamiques. Leur but est de mettre en place des États où les chrétiens et les minorités religieuses ne sont pas les bienvenus.

Et la Suisse, que peut-elle faire? 

La Suisse n’est pas en mesure de faire une grande pression sur l’EI ou sur les États islamiques qui sont hostiles aux chrétiens ou aux autres minorités. Mais sa neutralité permet au gouvernement suisse de se positionner clairement en protégeant la liberté de religion et en défendant le pluralisme religieux. Elle a la possibilité d’appeler les institutions internationales à empêcher un génocide. La Suisse devrait s’engager en première ligne dans cette optique. 

Les citoyens suisses peuvent protester et faire en sorte que ce sujet devienne notoire. Ils peuvent servir d’étincelle pour déclencher un mouvement social international invitant les gouvernements occidentaux à agir dans l’intérêt des minorités religieuses du Moyen-Orient. Le citoyen suisse peut contribuer à ce qu’il devienne indéfendable pour des puissances occidentales de coopérer étroitement avec des puissances islamistes radicales qui persécutent les chrétiens. L’Arabie saoudite, par exemple, est un État qui interdit le christianisme et toute autre religion que l’islam; là aussi, des innocents sont décapités de façon inhumaine. Il existe de nombreux parallèles choquants entre le comportement de l’Arabie saoudite et celui de l’EI. Ils défendent une même interprétation de la charia. Or l’Arabie saoudite est un pilier important de la politique occidentale au Moyen-Orient. Tant que l’Occident est l’allié d’un tel État, le message envoyé est très dangereux: il n’y a aucun problème si nos alliés persécutent des non-musulmans. 

Que peut faire CSI? 

CSI a différentes missions. D’une part, nous aidons les victimes du nettoyage religieux en Irak et en Syrie directement sur place. D’autre part, il nous appartient d’informer le public de ce qui se passe. Il ne s’agit pas seulement de diffuser des faits, mais de faire comprendre aux gens qu’un génocide est en train de se produire. La solidarité du public doit devenir assez grande pour que les gouvernements soient prêts à agir. On ne peut plus accepter cette attitude qui fait du monde islamique un lieu où les minorités religieuses sont bannies. 

Adrian Hartmann

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